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Le voyage de noces (I)

Scrogn | 29 août 2012

À l’unanimité, ce mariage fût le plus beau. Du moins depuis les cinq dernières années. Autant dire du siècle. Les amies de Lyse, partagées entre le vert de la jalousie et le rouge de l’excitation, après avoir longuement critiqué d’avance la cérémonie (la demoiselle d’honneur n’étant pas en reste), restèrent subjuguées par tant de féerie de mauvais goût.

Quant aux hommes, bien que leur masculinité les obligeât à rester indifférents, ils avaient reconnu, à contre-coeur, que la journée fût hautement plaisante et la soirée, une véritable réussite.

Luc, le marié, n’en attendait pas moins du sens redoutable de l’organisation « lysien ». Après tout, ils s’étaient choisis l’un et l’autre pour être parfaitement complémentaires. N’était-ce pas la définition inhérente du mariage? Lyse transcendait l’égoïsme crasse de son mari pour le rendre admirable aux yeux de la société tandis que Luc veillait à transformer l’amertume abyssale de son épouse en une qualité charitable.

Oui. En vérité, ils s’étaient bien sélectionnés. Question de survie d’une race persuadée que le monde disparaîtrait sans eux. À défaut d’avoir des enfants (quelle horreur !), ils voulaient régner en maître de la bonne pensée sur leur entourage et assénaient une fin de non-recevoir à de vagues connaissances qui avaient eu l’idiotie de leurs poser des questions. Voyons, voyons ! Pourtant, tout est si limpide ! C’est de la mauvaise foi ! Tu fais exprès de ne pas comprendre ? Tout ceci largement nappé de reniflements hautains et d’airs apitoyés, faute d’argument.

Mais ils se gardaient bien de répondre sur le fond. Certainement parce qu’ils étaient loin d’en connaitre la profondeur. Ou l’étendue.

La cérémonie en tant que telle fût courte. Très courte. Quasiment inexistante. Il ne s’agissait pas de se marier pour la vie aux yeux du monde. Juste d’une énorme mascarade pour prouver à leurs amis qu’ils avaient la fête dans le sang. Ainsi fût-il.

Luc aurait pu jurer par la suite qu’il avait été sincère lors des échanges des voeux. Tout comme celui qui se prend un coup de marteau sur les doigts. Sitôt l’impression disparue, l’envie de bricoler autre chose envahit les membres.

Lyse aurait pu jurer par la suite qu’elle avait été sincère lors des échanges des voeux. Tout comme celle qui arbore la même tenue que sa meilleure ennemie sans lui en vouloir. Sitôt la soirée terminée, en secret, l’envie d’étriper sa rivale revient au galop.

Une étincelle sans futur.

Mais ce jour-là, il fallait paraître. Uniques. Et ils le firent de façon magistrale. La robe de Lyse, sublimement indécente, avec cette pincée de classe eut l’heur d’horrifier avec admiration la partie féminine de l’assemblée. La tenue de Luc avait ce petit quelque chose de vulgaire porté avec affront. Et qui dit affront, dit à la mode et dit tout.

Bref, le spectacle fut parfait.

Et, sous une pluie de pétales de roses confites par tant fiel, ce couple partit triomphalement en direction de leur voyage de noces, non sans avoir prodigué des tonnes de conseils méprisants aux acteurs des prochains mariages. Ils étaient ainsi. Toujours prompts à emmerder le monde avec leur façon de pensée unique si immaculée.

Les invités, sincèrement soulagés, agitèrent joyeusement les mains lorsque la calèche s’élança en direction de l’hôtel du nouveau couple officiel. Au moins, la malheureuse assemblée aurait la paix pendant quelques jours. Mais tous savaient que Lyse et Luc reviendraient beaucoup trop tôt. Avec leur condescendance habituelle et leur incroyable capacité de pourrir la vie des autres.

Pour leur voyage de noces, les jeunes mariés se rendirent dans une petite bourgade réputée pour son farouche esprit écologique. En parfaite adéquation avec leur façon de voir. En avion, bien évidemment. Puis en voiture. C’était plus pratique. Ils avaient tout de même des bagages.

Ainsi, ils purent exaspérer un village entier de leur bonne parole. Une vielle dame cassée en deux par tant d’années d’efforts, eut un sermon pour s’être servi d’un tuyau d’arrosage plutôt qu’un bac de récupération d’eau de pluie. Un agriculteur dut se confesser d’avoir utiliser un tracteur plutôt qu’une faux pour son champs. Une factrice eut une pénitence pour avoir privilégié sa vielle camionnette plutôt qu’un vélo, lors de la distribution de ses dizaines de kilos de courrier. Une mère de famille de quatre jeunes enfants eut l’excommunication pour avoir pris le volant de sa voiture, à la place de l’autobus, afin d’acheter ses provisions pour une semaine.

C’est qu’ils étaient féroces, ces fanatiques de la bonne pensée.

À tel point que la propriétaire de leur maison d’hôtes finit par hurler dans son torchon et se mit à leurs chercher frénétiquement un autre point de chute. Un matin, elle eut enfin le courage de leurs suggérer l’impensable pour une commerçante: aller ailleurs. Avec une diplomatie exquise, elle leurs indiqua un magnifique et vieux manoir à moins de cent kilomètres. Un site très intéressant tant par son écrin pittoresque que par son histoire des plus « vivantes ». En effet, on affirmait avec force que cet endroit était hautement hanté.

Avec un petit sourire dédaigneux, le couple accepta de tenter cette expérience originale.

 » Nous allons démystifier cette pitoyable arnaque en une seule nuit, se disaient-ils. Et nous pourrons montrer à toute cette bande d’idiots finis qu’on ne peut pas nous berner aussi facilement. »

L’hôtesse eut la même impression de délivrance que les invités du mariage lorsque Lyse et Luc prirent enfin la route. Elle les salua avec un enthousiasme semblable aux invités du mariage et tandis qu’elle avait encore la main levée, il se mit à pleuvoir. Le ciel semblait vouloir laver la région de leur odieuse présence.

En cheminant sous une averse qui eut l’outrecuidance de devenir de plus en plus crue, les deux époux devisèrent sarcastiquement sur ce qui les attendait. Forcément, ces malheureux ne comprendront rien à la Bonne Parole que Lyse et Luc auront l’immense bonté de leurs prodiguer. Même, ces attardés y seront réfractaires. C’est qu’il était horriblement difficiles de leurs défaire de leur bon sens millénaire. N’avaient-ils pas compris, ces pauvres incultes, que leur histoire, leurs coutumes, toutes leurs petites histoires chuchotées au coin du feu, du coin de l’oeil ou au coin d’une rue faisant vibrer les tripes de villages entiers, devaient être enfin expurgées du temps d’avant. Le squelette même d’un petit coin de pays devait être démantelé.

Non. Ce qu’il leurs fallait, à ces demeurés, c’est la vérité. Du moins celle de Lyse et Luc.

En cours de route (et surtout parce que la tempête enflait), ils condescendirent à s’arrêter dans une petite auberge à quelques minutes de leur futur point de chute. Avant même d’en avoir franchi le seuil, ils décidèrent que le repas serait immangeable, le vin imbuvable, le service inexistant et les commensaux imbéciles.

Si, à la fin du repas, leur jugement n’avait pas changé sur la majorité de leurs préjugés, ils firent une entorse sur l’alcool.

 » Pas si atroce, les bouteilles de cette piquette. Quasiment potable.  » fit Luc.

 » Compte-tenu du niveau de ces pauvres gens, nous pouvons nous estimer heureux d’avoir eu un breuvage presque buvable.  » répliqua Lyse.

 » Par contre, pour le reste : quelle horreur ! »

 » Ouais. Effectivement. Mais puisque le manoir n’offre que le coucher et le petit-déjeuner, nous devrons nous contenter de cette calamiteuse cantine. »

Et tous deux de soupirer avec découragement dans l’habitacle de leur véhicule de location qui était à mille lieues de leurs attentes (d’ailleurs la préposée, en larmes, avait posé sa démission après leur passage). Mais il fallait profiter de la météo momentanément clémente pour foncer à leur site de villégiature. Les nuages semblaient déjà se rassembler au-dessus d’eux pour une autre charge rageuse et orageuse.

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L’engouffrante

Scrogn | 9 avril 2012

Tanie n’a jamais pu dire qu’elle avait eu le coup de foudre pour « LA » maison. Après tout, elle avait poussé ses premiers vagissements à un peu moins d’un kilomètre de la bâtisse. Dès son plus jeune âge, Tanie avait été amenée à flirter avec les plates-bandes de « chez la vieille dame ». En landau, puis les doigts agrafés aux mains de ses parents, ensuite un sac arrimé au dos, après un bonbon déformant sa joue, Tanie avait toujours vu la maison. Et l’avait toujours voulue. C’était ancré en elle comme un cancer.

Avec le temps, Tanie avait compris que c’était la demeure qui choisissait sa locataire et non l’inverse. Cette évidence l’avait frappée lors de son premier passage sous le porche. Petite fille aux tresses chatouillant ses épaules, uniforme morne sur le dos, biscuits sans goût sous le bras, Tanie avait senti ses genoux flancher devant la porte d’entrée. La maison l’appelait :

 » Je te veux pour moi. Mais quand ça sera ton tour.  »

La vieille femme qui lui avait ouvert semblait épuisée, nimbée dans une aura de douceur résignée.

 » Bonjour Madame ! Je vends des biscuits pour aider les bonnes oeuvres de mon organisation.  »

 » Oh ! C’est toi. Tu t’appelles bien Tanie ? Il faudrait que tu reviennes plus souvent me rendre visite. Tu habites bien en bas de la rue, non ? »

À ces mots, Tanie, du haut de ses huit ans, avait eu une bouffée de haine violente. Dans un éclair, elle s’était vue agripper la frêle propriétaire par le cou et lui fracasser le crâne contre le l’huis. Mais l’heure n’était pas encore venue et la méthode n’était pas la bonne. Elle s’en était voulue. La maison le savait. La propriétaire aussi. La nature devait, elle aussi, faire sa part de travail.

Par la suite, Tanie avait multiplié ses visites, avec de petites douceurs qu’elle avait elle-même confectionnées. Pour se faire pardonner.

La maman de la fillette avait encouragé cet élan de charité inattendu. Elle répétait à l’envie qu’il fallait venir en aide à cette vieille femme si fragile, si isolée, si délicieuse. Et Tanie l’avait bien compris. En pétrissant ses petits biscuits lesquels avaient, sans aucune difficulté, plus de saveur que ceux qu’elle vendait sous son costume, elle repensait à la demeure et son occupante.

D’après ce qu’elle avait entendu, tapie au sommet des escaliers les soirs de veillées, la maison avait eu un clan à l’origine de son existence. Les premiers occupants, dont la vénérable propriétaire s’était chargé des plans, avaient vu les membres de la famille mourir les uns après les autres. Ainsi, la grand-mère avait assisté aux décès de son mari terrassé par une crise cardiaque, de sa petite-fille, emportée par une maladie infantile à l’âge de trois ans, de sa bru en couches avec son bébé et de son fils, broyé par une machine agricole déréglée . Restée seule avec ses chagrins, la première vieille dame de la demeure avait veillé à entretenir ce qui était devenu le Taj Mahal de ses douleurs. La bâtisse avait alors acquis ses lettres de noblesse à coups de larmes.

Lors du décès de la première propriétaire, la maison avait semblé être vouée qu’à des âmes écorchées et fripées par la vie. Ainsi, toutes furent âgées, arborant péniblement une solitude subie. Toutes moururent, malades de la vie à en vomir.

Tanie le savait. Tanie l’avait compris. Le prix de la maison se payait ainsi.

Aussi, au crépuscule de sa vie, quand elle vit la petite fille à sa porte, avec des biscuits mornes dans les mains, avec un sourire désarmant, elle sut que son tour était venu. Bientôt, la fillette reviendrait, encouragée par Tanie elle-même, avec des pâtisseries empoisonnées. Elle l’avait fait elle-même. Avant.

 » Il faudrait que tu reviennes plus souvent.  »

La porte d’entrée s’est refermée. Mais pas pour longtemps. La maison appelle. Elle a faim de souffrances.

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Sinistre

Scrogn | 29 janvier 2012

Dans le confort de sa voiture, Sylvie poussa un juron bien senti. Puis un autre. Et encore un autre. C’est qu’elle adorait dire des gros mots à l’insu de tous. Ainsi, en secret, elle faisait voler en éclats l’image de la madame parfaite qu’elle pensait véhiculer parmi ses « dossiers ».

De manière unanime, on la percevait comme une personne trop stricte, avec un dos aussi raide que les directives administratives dont elle se faisait la championne, avec des plis au bas des lèvres aussi amers que les documents officiels qu’elle chérissait tant, avec un creux entre ses yeux aussi sévère et sans appel que le règlement qu’elle se faisait une joie de faire appliquer. Glaciale, elle l’était. Bien plus que la température qui régnait à l’extérieur de son véhicule.

Dehors, des flocons frileux tombaient comme avec regret sur l’automobile de cette furieuse travailleuse du social. Il faut dire que Sylvie avait eu une entrée offerte par son administration pour un concert de jazz, lequel démarrait dans moins de deux heure. Non pas qu’elle était une férue de cette musique, mais elle était tout juste assez mélomane et suffisamment pingre pour apprécier la gratuité d’un billet. Il y avait de quoi être énervée. Très.

D’autant que la vieille folle qui la faisait se déplacer aussi tard avait été, non pas une source, mais un véritable torrent de problèmes.

Madame Suzanne était un pilier, certes un peu croulant mais indéniablement présent du quartier. Depuis ses dix-huit-ans, dès qu’elle eut épousé ce coureur de jupons invétéré qu’était Georges, elle semblait être devenue le symbole même de la sainte femme. Monstrueusement patiente, incroyablement attentive, odieusement douce, elle avait accueilli avec une gentillesse abyssale non seulement toutes les sortes d’estropiés de l’âme des alentours, mais aussi les infidélités de son mari. Mais, visiblement, sa bonté n’avait pas suffi à retenir le pantalon de Monsieur, lequel avait définitivement rompu avec ses devoirs d’homme marié, quelque part entre le jeune printemps et le babillant été de 1959.

À l’époque, les plus charitables des langues de la paroisse avaient avancé que la bonté radieuse de Madame Suzanne avait eu raison de la perfidie de Georges. On pensait que l’époux adultère s’était enrôlé dans l’armée américaine pour défendre l’Asie (au mieux) ou s’était envolé vers les mers porto-ricaines pour détendre son trop peu d’amour auprès d’autres femmes (au pire).

Madame Suzanne avait vieilli, s’était ratatinée, emprisonnant dans sa carcasse voûtée une douleur indicible. Pas seulement cette blessure mais aussi ce espoir déraisonnable : Georges reviendrait un jour ou l’autre. Aussi, la pauvre femme s’accrochait à sa maison, construite par son mari pièce par pièce. Il ne fallait rien changer sinon Georges ,à son retour, serait furieux.

Lorsque Sylvie s’extirpa enfin de son véhicule, elle avait des mots lourds de menace qui fourmillaient dans les gencives. Elle qui jugeait depuis longtemps déjà que la place de la vieille folle était dans un centre pour séniles. Mais évidemment, les voisins qui avaient grandi sous les ailes de madame Suzanne avaient rué dans les brancards. Ils avaient juré faire bloc pour défendre leur forteresse de tendresse gratuite. Et le juge susceptible de l’interner avait marché.

Ainsi, les habitants du quartier de diverses générations s’étaient relayés pour fournir repas, ménage, repassage, soins et présence. Les plus âgés se bousculaient pour parler du « bon vieux temps », les adultes pour encore confier leurs petits secrets et les plus jeunes pour se sentir voler sur les ailes de ses histoires. Tout le monde y trouvait son compte. Tout le monde, sauf Sylvie. La bafouée. Celle-là même qui refusera, avec entêtement pour elle, dans son avenir sans amis, sans famille, un placement dans un centre mais qui l’imposait sans aucun état d’âme pour ses dossiers. Sylvie avait le tampon « classé » comme ultime ambition.

La championne de l’administration, paperasse sous le bras, frappa lentement à la porte avec la même solennité qu’un magistrat rappelant la foule à l’ordre. En tant que représentante de l’Ordre, on ne se s’abaisse pas à effleurer la sonnette comme le commun des mortels. Non. On se manifeste comme la Justice.

Une petite souris grise ouvrit timidement. Sylvie la connaissait de vue, celle-là. Effacée comme de la craie sur un tableau noir mal essuyé, cette poussière avait pourtant la ténacité de son espèce. Jamais très loin, toujours en suspens, Chantal virevoltait entre sa marmaille, son mari, ses parents et sa voisine avec une discrétion affirmée.

« Oui ? Ah ! Madame Sylvie ! Nous vous attendions. C’est que nous ne connaissons pas les termes de l’assurance. Madame Suzanne refuse que nous touchions au plafond. D’ailleurs, mon homme nous a clairement recommandé de ne toucher à rien avant votre arrivée. »

Sylvie sourit.

 » Avant votre arrivée et surtout celle de l’entreprise dûment mandatée par l’assurance de Madame Suzanne, qu’il a rajouté. »

Sylvie renifla avec un air méprisant.

 » Rassurez-vous, Chantal. Les ouvriers arriveront sous peu. Je les ai appelés dès que vous m’avez avertie. Bon, alors, qu’est-ce qui se passe, au juste ?  »

La petite souris grise fondit en larmes. Sylvie soupira, exaspérée.

 » Je faisais le ménage à l’étage. Je sais que Madame Suzanne n’y vit plus, vu son état, mais elle a toujours tenu que la maison soit propre au cas où Georges reviendrait. Vous comprenez ?  »

La soldate de la rectitude opina du chef. La vieille folle avait au moins eu la présence d’esprit de sauvegarder son petit patrimoine. Minuscule patrimoine. Ridicule patrimoine.

Georges avait acheté un terrain tout juste assez grand pour y caser une maison de poupée et un jardin potager pour lutin, peu de temps avant ses fiançailles officielles. Avec l’aide (et l’argent de son futur beau-père, avait-on susurré), il avait construit une fort jolie cabane. Salon, cuisine, salle à manger et micro salle de bain au rez-de-chaussée, deux chambres et toilettes sous les toits.

Après toutes ces années et espoirs déçus, Madame Suzanne s’était résignée à n’habiter que le niveau inférieur de sa demeure. Mais, dans un doux entêtement, elle avait exigé que le son logis soit d’une propreté irréprochable. Au cas où, Georges…

Chantal raconta, entre deux hoquets pitoyables, qu’elle venait de tirer la chasse d’eau d’en haut lorsqu’elle avait entendu un bruit douteux, en bas. Un ploc-ploc désagréable, sur le plancher de ce qui fût la salle à manger à l’époque, de ce qui était la chambre de Madame Suzanne aujourd’hui.

De la porte d’entrée où elle se trouvait, Sylvie voyait parfaitement la petite silhouette de la vieille folle se bercer dans sa chaise favorite, dans l’angle opposé de la fuite et l’entendait psalmodier son éternel refrain : « Georges ne sera pas content quand il reviendra, Georges ne sera pas content quand il reviendra… ».

L’heure avançait gaiement, le concert de jazz ne l’attendrait pas. Sylvie prit les choses en main de fer. Du coin de l’oeil, elle vit la camionnette des spécialistes se garer devant sa propre voiture.

 » Tout va bien. Il ne s’est rien passé. Il ne se passe rien. Une entreprise arrive. Elle va réparer les dégâts. Et tout va rentrer dans l’ordre. »

La vieille folle gémit alors que les hommes entraient bruyamment avec leurs matériels et leurs propos rassurants.

 » On ouvre le plafond, on assèche et une autre équipe viendra refaire le tout, plâtre et peinture compris.  »

Sylvie grimaça son sourire professionnel de on-se-dépêche-je-n’ai-pas-que-ça-à-faire.

Rapidement, un escabeau fut mis en place. Dans la chaise, tapie dans son passé, Suzanne ronchonnait. Et quand l’ouvrier eut fini de crever le plafond imbibé d’eau, tout tomba : la vie de Chantal, la carrière de Sylvie, les mâchoires des ouvriers, le squelette coincé depuis plus de cinquante ans.

Madame Suzanne eut un sourire ravi :

« Enfin, Georges ! Tu es revenu ! »

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Caïn

Scrogn | 13 novembre 2011

La peine allait être prononcée. Le tribunal semblait frémir de toutes ses boiseries tant l’ambiance était lourde. Tout le monde attendait. Les journalistes, agrippés à leur stylo. Le public, avide de croire partager un grand moment de justice. Les jurés, perdus dans leurs questionnements éternels. Les familles des victimes, anéanties.

Francis faisait partie des parents éplorés. Sa fille, Léa, avait aidé à l’arrestation du pitoyable monstre. Les policiers avaient retrouvé de l’ADN de son meurtrier sous ses ongles. C’est qu’elle avait combattu son agresseur de toutes ses forces, puisant dans son instinct de survie, du haut de ses sept ans. Grâce à son courage, on avait rapidement retrouver la trace de Mike, dûment fiché pour ses multiples viols, ses tendances pédophiles et ses exploits d’exhibitionniste.

Même si aucune autre trace n’avait été retrouvée sur les huit autres petites victimes, le modus operandi était si particulier que les membres du jury n’avaient pas hésité. Les fillettes avaient toutes été soumises à l’outrage écoeurant puis étranglées. Et comme si cela ne suffisait pas, le monstre leurs avait découpé les paupières comme pour les forcer à contempler éternellement l’horreur dont elles avaient souffert. Mike était le coupable. Seulement, il avait commis une erreur. Il avait rencontré de la résistance et n’avait su la gérer.

Dans un silence de crypte, le juge prononça les paroles qui allaient mener le coupable au fond de son couloir. Trente ans de prison. Francis fit un rapide calcul. Machinalement. Mike sera libre à l’âge de cinquante-cinq. Suffisamment jeune et frustré pour recommencer. D’autant qu’il avait retiré un plaisir indicible de ses méfaits et surtout un sentiment de toute puissance.

Francis serra les poings. Il voulait croire que Léa pouvait enfin reposer en paix. Sa fille chérie. Morte trop tôt et dans des conditions atroces, emportant sa mère dans un tourbillon de chagrin. Le père se leva péniblement. Il devait sortir. Tout de suite. Dans un brouillard épais, il dut écarter des micros, des caméras, des gens.

Dans l’habitacle de sa voiture, il se sentit presque en sécurité, malgré les coups insistants sur les vitres. Il se concentra, respira profondément et se fraya un chemin parmi la foule.

Il roula environ une heure en pleurant. Puis il vit l’Arbre. Il le visa et appuya sur l’accélérateur. Il mourut sur le coup.

Le plus immonde, c’est qu’il versait des larmes sur son sort. Pas sur ses huit victimes, injustement attribuées à Mike.

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Temps mort (3/3)

Scrogn | 12 septembre 2010

Le lendemain soir, après avoir passé la journée caché dans une cave à me bichonner pour mon ultime rendez-vous, je repris le même chemin que la veille, sans avoir cette fois-ci la soif de tuer. Juste le besoin douloureux et irrésistible de revoir Bianca. De l’écouter parler de cette voix suave qui, faute d’avoir damné un saint, sauvait l’âme d’un monstre. De respirer cet air qu’elle avait la grâce de transformer en parfum lourd de sensualité et de pureté.

Le coeur battant la chamade, je longeais la palissade avec toute la prudence que me permettait ma fébrilité. J’arrivais enfin à l’endroit exact où j’étais tombé sous le charme de Bianca. Elle n’était pas là. J’eus l’impression que mon âme se brisait, que je m’effondrais en moi-même. Avait-elle menti ? Tout à coup, la porte de sa maison s’ouvrit, laissant passer l’homme de la veille qui s’effaça pour que Bianca puisse sortir à son tour. Tranquillement, l’air de rien, elle se rapprocha de ma position.

– Bonsoir Mike. Vous avez passé une bonne journée ?

Le même émoi envahit mon être et paralysa ma langue. Je ne pouvais que la dévorer du regard.

– Et bien ? Vous n’avez rien à me dire ? Vous n’êtes pas heureux de me voir ?

Je ne voulais surtout pas la décevoir. Pas ma Bianca. J’ai dit alors la première chose qui me passait par l’esprit et qui me rongeait de façon sublime le coeur :

– Je vous aime.

Elle n’a pas ri de moi. Elle ne s’est pas moquée de moi. Elle ne s’est pas échappée. Elle s’est juste contentée de hausser ses épaules tristement.

– On ne tombe pas amoureux aussi vite. Nous ne nous connaissons même pas. Vous êtes comme un papillon de nuit : attiré par une simple petite lueur.

J’eus une bouffée de fièvre orgueilleuse et, sous le volcan de mes sentiments, ma gorge se libéra enfin :

– Vous ne croyez pas au coup de foudre, Bianca ? Pouvez-vous affirmer que rien ne peut se passer par un seul regard ? Que rien ne peut se créer, indestructible et éternel, grâce à un souffle commun ? Pensez-vous sincèrement que des sentiments ne peuvent naître d’un simple battement de cils ? Répondez-moi, Bianca ! Êtes-vous vous à ce point désabusée pour piétiner un phénomène qui est bien au-dessus de nous ? Pouvez-vous faire taire le vent ? Pouvez-vous rendre le soleil terne ? Pouvez-vous empêcher la pluie de nous baptiser ? Tout ceci parce que vous êtes une athée de la vie ? Bianca, vous êtes sans pouvoir devant mon amour !

– Roméo et Juliette…

– Pardon ?

– Une tragédie qu’il m’a déjà lu…

Du menton, elle désigna l’homme campé sur le perron qui semblait vouloir adopter résolument des attitudes de garde du corps.

– Ah ! Et cela se termine comment ?

– Comme une tragédie : mal.

– Mais vous ne m’avez pas répondu, Bianca. Vous ne croyez que je puisse déborder d’amour pour vous ?

Elle ouvrit la bouche quand soudain…

Soudain, une main me saisit par la peau du coup. Littéralement. Et plutôt que de recevoir cette réponse tant espérée, j’ai entendu une grosse voix tonner avec fierté :

– Tiens, tiens, tiens ! « La Terreur » ! Depuis le temps qu’on veut te coincer ! Ton compte est fait, mon bonhomme !!!

Alors qu’on m’arrachait à mon amour, Bianca cria :

– Mike ! Mike ! Je t’aime !

Ainsi donc, elle me tutoyait à son tour. N’y a-t-il pas de preuve d’amour plus grande ? Sans même que nos corps ne se touchent, elle m’acceptait enfin dans sa douce intimité.

Instinctivement, je me suis tordu le cou pour apercevoir du coin de l’oeil l’homme du perron foncer vers ma bien-aimée et la kidnapper pour l’enfermer dans la maison.

Groggy comme j’étais, je n’ai que peu de souvenirs entre mon transport et ma rétention en tant que telle.

En pleine nuit, je me suis retrouvé derrière des barreaux. Je pense que mes compagnons de cellule auront plus de chance que moi. Ils auront droit à un procès, même sommaire. Moi, je suis foutu. Mon passé me rattrape. Et pour un tueur en série, avoir peur de la mort, cela relève du gag. Cela ne fait pas sérieux.

Derrière la porte vitrée qui nous séparent de des décideurs, je sais que mes geôliers préparent la piqûre létale. Au petit matin, je suis mort.

C’est dommage. Je suis sûr que Bianca et moi aurions fait de magnifiques petits chatons.

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